Intégrité forgée dans des cages. Enregistrer au format PDF

Par Chris Hedges
Lundi 19 août 2019

Une lecture qui m’a frappé cet été, venant de cette grande puissance qui dicte ses lois au monde mais dont on ne connait que très peu la vie concrète, celle de ses travailleurs pauvres, de ses exclus contraints à l’exil intérieur en caravane à la recherche d’un job temporaire, et celle de ses prisons, les plus grandes du monde, pas loin de 1% de la population, record mondial !

Chris Hedges a donné cette conférence à 27 étudiants diplômés qui étaient auparavant incarcérés – dont certains à qui il enseigna en prison – et à leur famille à l’Université Rutgers vendredi [Avril 2019, NdT]. La cérémonie était organisée par le programme Mountainview de Rutgers [Université de l’État du New Jersey et l’une des plus importantes universités d’État américaines, NdT], qui aide les étudiants à obtenir leur diplôme à Rutgers après avoir suivi des cours universitaires en prison dans le cadre du programme de bourses d’études du New Jersey et du Transformative Education in Prisons Consortium (NJ-STEP). Lisez une transcription de son discours ou regardez-le en vidéo en suivant le lien au bas du message.

Mes camarades diplômés de l’université : l’intégrité n’est pas un trait héréditaire. Elle n’est pas conférée par les privilèges, le statut ou la richesse. Elle ne peut être transmise par des écoles ou des institutions d’élite. Ce n’est pas le produit de la naissance, de la race ou du sexe. L’intégrité n’est pas un pedigree ou une marque. L’intégrité se mérite. L’intégrité n’est pas déterminée par ce que nous faisons dans la vie, mais par ce que nous faisons avec ce que la vie nous donne. C’est ce que nous surmontons. L’intégrité est la capacité d’affirmer notre dignité même lorsque le monde nous dit que nous ne valons rien. L’intégrité se forge dans la douleur et la souffrance, dans la perte et la tragédie. Elle s’est forgée dans les salles d’audience où vous avez été condamnés. Elle s’est forgée dans les chaînes que vous avez été forcés de porter. Elle s’est forgée dans les cages où vous avez vécu, parfois pendant des décennies. Elle s’est forgée dans les pleurs de vos enfants, ceux qui ont perdu leur mère ou leur père à cause de la monstruosité de l’incarcération de masse. Elle s’est forgée dans le chagrin de vos parents, de vos frères, de vos sœurs, de vos époux et de vos partenaires. L’intégrité s’est forgée en surmontant l’enfer autour de vous pour étudier dans une cellule exiguë et oppressante pour un diplôme universitaire que personne, peut-être même pas vous, n’aurait jamais pensé que vous obtiendriez. L’intégrité, c’est refuser de devenir une statistique. L’intégrité, c’est se lever et crier à un univers indifférent : JE SUIS QUELQU’UN. Et aujourd’hui, personne ne peut nier qui vous êtes, ce que vous avez accompli et ce que vous êtes devenus – des diplômés universitaires, des hommes et des femmes intègres qui avez défendu farouchement votre dignité et votre capacité à exercer votre volonté, et qui avez triomphé.

Plusieurs d’entre vous sont mes anciens élèves : Boris, Steph, Tone, Hanif et Ron, bien qu’il soit difficile pour moi d’utiliser le mot « ancien ». Pour moi, vous serez toujours mes élèves. J’ai passé de nombreuses heures avec vous dans les salles de classe de la prison. Je connais les cicatrices que vous portez. Vous porterez ces cicatrices, ce traumatisme, pour la vie. Assumez vos souffrances. Ne les niez pas. Et sachez que la guérison ne vient qu’en tendant la main à ceux qui souffrent. C’est dire à ceux qui sont mis de côté par la société : « Moi aussi, j’étais méprisé. Moi aussi, j’étais là où tu es. Moi aussi, je me sentais seul et abandonné. Mais comme moi, tu peux surmonter cela et tu le feras ». Je ne suis pas romantique à propos de la souffrance. J’en ai vu beaucoup en tant que correspondant de guerre. La souffrance peut rendre certaines personnes meilleures. Elle peut en avilir et en détruire d’autres. Mais ceux qui surmontent la souffrance, qui restent attachés à la compassion et à l’empathie, peuvent devenir ce que Carl Jung appelle des « guérisseurs blessés ». Thornton Wilder, dans sa pièce de théâtre « L’Ange qui troubla les eaux », écrit : « Sans tes blessures, où serait ton pouvoir ? … Les anges eux-mêmes ne peuvent pas convaincre les enfants misérables et maladroits sur terre, comme seul peut le faire un être humain brisé par le cours de la vie. Au service de l’amour, seuls les soldats blessés peuvent servir ». Et il y a autre chose que j’ai appris en tant que correspondant de guerre : l’éducation est moralement neutre. Les personnes très instruites peuvent être aussi cruelles et sadiques que les analphabètes. C’est pourquoi tant de prédateurs humains qui profitent de la misère des pauvres dans des entreprises comme Goldman Sachs ont été formés dans des universités de la Ivy League [groupe de huit universités privées du Nord-Est des États-Unis, parmi les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays, NdT]. C’est pourquoi James Baldwin a écrit que « l’éclat sans passion » – et par cela il entend la passion morale – « n’est rien de plus que de la stérilité ».

Dans sa pièce « Angels in America », Tony Kushner écrit sur la souffrance et la diabolisation des hommes homosexuels atteints du sida, qui ne sont pas si différentes de la souffrance et de la diabolisation que beaucoup d’entre vous ont ressenties en tant que membres de la caste criminelle.

« D’après votre expérience du monde. Comment les gens changent-ils ? » demande Harper.

« Ça a quelque chose à voir avec Dieu, donc ce n’est pas très gentil », répond la mère mormone. « Dieu te fend la peau avec un ongle de pouce tranchant de la gorge au ventre et puis il plonge dedans une énorme main sale, il saisit tes tripes ensanglantées et elles glissent pour échapper à son emprise mais il serre fort, il insiste, il tire et tire jusqu’à ce que toutes tes entrailles soient étalées dehors et la douleur ! On ne peut même pas en parler. Et puis il refourre tout dedans, sales, emmêlées et déchirées. C’est à toi de recoudre tout ça. »

« Et ensuite, lève-toi », dit Harper. « Et va te promener ».

« Les tripes en vrac tu continues comme si de rien n’était », affirme la mère mormone.

« C’est comme ça que les gens changent », dit Harper.

Le traumatisme n’est pas statique. Il est dynamique. C’est écrit sur votre chair. Ces cicatrices vous garderont honnêtes si vous les utilisez pour voir votre propre visage chez ceux qui sont diabolisés – les femmes, les immigrants, la communauté LGBTQ, les musulmans, les personnes de couleur pauvres. Pour que la vérité soit entendue, comme l’a écrit Theodor Adorno, la souffrance doit pouvoir parler. Flannery O’Connor a reconnu que la vie morale implique toujours la confrontation avec le monde. Saint Cyrille de Jérusalem, en instruisant les catéchumènes, écrivit : « Le dragon est assis au bord de la route, il regarde ceux qui passent. Prenez garde qu’il ne vous dévore. Nous allons vers le Père des âmes, mais il faut passer devant le dragon. Quelle que soit la forme que prend le dragon, c’est de ce passage mystérieux devant lui, ou dans ses mâchoires, que les histoires, de quelque profondeur, devront d’être racontées, et ceci étant le cas, il faut un courage considérable à tout moment, dans tout pays, pour ne pas se détourner du conteur. »

Il y a des gens dans cette salle qui ont commis des crimes, mais il n’y a pas de criminels ici aujourd’hui. Non pas que les criminels n’existent pas. N’est-il pas criminel de permettre à plus de 12 millions d’enfants aux États-Unis de se coucher le ventre vide tous les soirs alors qu’Amazon, qui a réalisé 11 milliards de dollars de profits l’an dernier, n’a payé aucun impôt fédéral ? En fait, dans notre système de subventions aux entreprises, Amazon a reçu un crédit d’impôt de 129 millions de dollars du gouvernement fédéral. N’est-il pas criminel que la moitié de tous les Américains vivent dans la pauvreté, ou quasi pauvreté, alors que la fortune combinée des trois hommes les plus riches d’Amérique, dont le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, pèse plus que la richesse totale de la moitié la plus pauvre des américains ? N’est-il pas criminel que des millions d’emplois en usine, qui permettaient autrefois aux familles de gagner leur vie en bénéficiant de prestations de santé et de retraite, aient été délocalisés vers des endroits comme Monterrey, au Mexique, où les travailleurs mexicains des usines GM [General Motors, NdT] gagnent 3 $ l’heure sans aucune prestation sociale ? N’est-il pas criminel que nos familles aient été sacrifiées pour nourrir l’obsession de profits des entreprises, qui les laissent pourrir dans des terrains vagues violents et post-industriels comme Newark ou Camden ? N’est-il pas criminel de harceler et de terroriser les pauvres dans les rues de nos villes pour des activités insignifiantes, comme la vente de cigarettes en vrac ou « l’obstruction de la circulation piétonnière », qui consiste à se tenir trop longtemps sur un trottoir, alors que Bank of America, Citibank et Goldman Sachs n’ont jamais été tenues responsables de la destruction de l’économie mondiale, qui a vu disparaître frauduleusement 40 % de la richesse mondiale ? N’est-il pas criminel que notre population carcérale ait plus que doublé alors que la pauvreté a augmenté et que la criminalité a en fait diminué ?

George Bernard Shaw avait raison :

La pauvreté est « le pire des crimes. Tous les autres crimes sont des vertus à côté de lui ; tous les autres déshonneurs sont la chevalerie même par comparaison. La pauvreté gangrène des villes entières, répand d’horribles épidémies, frappe à mort l’âme même de tous ceux qu’elle peut voir, entendre ou sentir. Ce que vous appelez crime n’est rien : un meurtre ici et un vol là, un coup aujourd’hui et un sort hier. Qu’est-ce que ça peut faire ? Ce ne sont que les accidents et les maladies de la vie ; il n’y a pas cinquante véritables criminels professionnels à Londres. Mais il y a des millions de pauvres gens, de gens misérables, de gens sales, de gens mal nourris, mal habillés. Ils nous empoisonnent moralement et physiquement ; ils tuent le bonheur de la société ; ils nous forcent à en finir avec nos propres libertés et à organiser des cruautés contre nature de peur qu’ils ne s’élèvent contre nous et nous entraînent dans leur abîme. Seuls les imbéciles craignent le crime, nous craignons tous la pauvreté. »

Le rabbin Abraham Joshua Heschel a dit de la société que « certains sont coupables, mais tous sont responsables ». Le crime de pauvreté est un crime collectif. Notre incapacité, en tant que nation la plus riche de la planète, d’assurer sécurité et santé aux communautés, où tous les enfants ont assez à manger et un avenir, est un crime collectif. Notre incapacité à fournir à tous, et en particulier aux pauvres, une bonne éducation est un crime collectif. Notre incapacité à faire des soins de santé un droit humain et le fait d’obliger les parents, accablés par des factures médicales astronomiques, à faire faillite pour sauver leurs fils ou leurs filles malades sont des crimes collectifs. Notre incapacité à fournir un travail ayant du sens – bref, la possibilité d’un espoir – est un crime collectif. Notre décision de militariser les forces de police et de construire des prisons, plutôt que d’investir dans les gens, est un crime collectif. Notre croyance fourvoyée dans la charité et la philanthropie plutôt que dans la justice est un crime collectif. « Vous, chrétiens, avez un intérêt direct dans les structures injustes qui produisent des victimes à qui vous pouvez alors tendre votre main charitable », a dit Karl Marx, réprimandant un groupe de dirigeants d’église.

Si nous ne travaillons pas à éliminer les causes de la pauvreté, le plus grand de tous les crimes, et les structures institutionnelles qui maintiennent les pauvres pauvres, alors nous sommes responsables. Il y a des questions de moralité personnelle, et elles sont importantes, mais elles ne signifient rien sans un engagement envers la moralité sociale. Seuls ceux qui sont passés par là comprennent vraiment. Seuls ceux qui sont intègres disent la vérité. Et c’est pourquoi je place ma foi en vous.

Mon premier étudiant au sortir de prison, il y a près de quatre ans, Boris Franklin, obtient son diplôme aujourd’hui. Je l’ai rencontré avec sa mère à l’entrée. Il avait passé 11 ans à l’intérieur. Les premiers mots qu’il m’a adressés furent : « Je dois reconstruire ma bibliothèque ».

Boris faisait partie de la classe de la prison d’East Jersey State qui a écrit la pièce « Caged ». Lui et moi avons consacré des centaines d’heures au cours des quatre dernières années à la réviser et à la réécrire pour la scène. Elle a été jouée il y a un an au Passage Theatre de Trenton, avec Boris dans l’un des rôles principaux. Il était complet presque tous les soirs, l’assistance composée de familles qui connaissaient trop intimement la douleur de l’incarcération de masse.

Dans cette classe, nous avons lu la pièce d’August Wilson « Joe Turner’s Come and Gone ». L’illusionniste Bynum Walker dit aux afro-américains traumatisés qui sortent du cauchemar de l’esclavage et du lynchage qu’ils ont chacun une chanson, mais qu’ils doivent la chercher. Une fois qu’ils auront trouvé leur chanson, ils trouveront leur unité en tant que peuple, leur liberté intérieure et leur identité. La recherche de sa chanson dans la pièce de Wilson fonctionne comme une prière. Elle donne à chacun un but, de la force et de l’espoir. Elle permet à une personne, même si elle a été amèrement opprimée, de dire sa vérité avec défi au monde. Notre chanson nous affirme, même si nous sommes abattus et méprisés, en tant qu’êtres humains.

Boris était aussi déterminé que moi à faire entendre cette chanson, votre chanson, hors des murs de la prison, à élever cette vérité, à affirmer l’intégrité de ceux que le monde a oubliés et diabolisés. Votre chanson est essentielle. Elle doit être entendue. Je ne sais pas si j’aurais pu endurer ce que vous avez enduré et devenir ce que vous êtes devenu. Boris a dit un jour à notre ami Michael Nigro qu’il ne comprenait pas pourquoi des gens comme moi venaient les voir en prison, que dans le quartier, quand quelqu’un faisait quelque chose pour vous, il ou elle voulait habituellement quelque chose. Mais vous devriez savoir, mes chers étudiants, ce que vous m’avez donné. Cela ne peut pas être quantifié financièrement. C’est l’une des choses les plus précieuses que je possède. C’est votre amitié. Et c’est pourquoi aujourd’hui je suis le plus béni d’entre vous.

Source : Truthdig, Chris Hedges, 13-05-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Voir en ligne : Traduction les crises.fr

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